Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, la réussite est l’une des causes principales de l’échec de certaines idées, aussi excellentes soient-elles, qu’elles soient religieuses, politiques ou “Agile”. Les bons cadres de travail bien que simples d’apparences sont très riches en général. Ils exigent une attention rigoureuse pour être bien appliqués. Ils exigent de l’apprentissage et une application qui réclame toute notre attention.

Et lorsqu’un cadre de travail rencontre un certain succès, il gagne des adeptes. Plus il se développe, plus ses adeptes ont tendance à être des débutants. Plus il gagne en popularité, plus le nombre d’adhérents n’ayant qu’une compréhension superficielle des idées les plus riches et les plus importantes du cadre de travail est élevé.

En même temps que le cadre de travail connaît une forte croissance, il y a de plus en plus de gens qui veulent en apprendre davantage à son sujet et il y a de plus en plus de gens qui veulent en faire partie. Les personnes qui soutiennent le cadre de travail voient de plus en plus de gens demandant à monter à bord. Ils travaillent pour faire monter le plus de personnes possibles de plus en plus vite. Les supporters du cadre de travail deviennent plus efficaces. La ruée vers l’or continue.

Malheureusement, cette croissance rapide fait venir plus vite d’adeptes, qu’elle ne fait venir plus vite une compréhension approfondie du cadre de travail. Il y a de plus en plus de membres, mais la compréhension moyenne diminue.

Nous avons du succès. Simplement, nous sommes pas très bon, enfin du moins en moyenne. Notre moyenne diminue. Aucun de nos enfants n’est maintenant au-dessus de la moyenne 1.

Et ces bonnes idées rencontrent un tel succès qu’il y a une demande pour avoir des gens pouvant aider à guider les autres dans le cadre de travail. Nous créons des formateurs et des coachs qui, malgré la meilleure volonté du monde dont ils peuvent faire preuve, ne possèdent pas eux-mêmes une grande expérience avec. Ils ne comprennent pas tout à fait les problématiques les plus cruciales. Mais, parce que la demande est élevée, ils rencontreront probablement un certain succès, pour amèner de plus en plus de personnes dans le giron.

Je crois que Scrum et “Agile” ont été happés dans ce mouvement. De plus en plus de gens qui forment sur Scrum et sur “Agile” sont happés et sont laissés à la dérive. C’est une des causes premières du Dark Scrum.

Par le nombre …

Une des manières de voir le problème est la suivante : il y a environ 400 000 ScrumMasters certifiés à l’heure actuelle répertoriés dans la Scrum Alliance. Il y a environ un million de personnes qui ont été certifiées dont 100 000 d’entre elles à peu près qui n’ont pas renouvelé leur adhésion.

Est-ce que ces ScrumMasters certifiés2 ont améliorés leur compréhension ? Ont-ils approfondis leurs connaissances en Scrum et dans des domaines connexes ? Nous avons de bonnes raisons d’en douter. Même si cela ne prend que trois ans d’expérience et un peu de travail personnel pour passer de ScrumMasters certifiés à “Professionnels Scrum certifiés”3, il n’y a que 4 500 d’entre eux qui ont franchis le pas.

Moins de 2% de tous les ScrumMasters certifiés sont devenus des professionnels certifiés. Qu’est-ce que cela nous dit ? Est-ce qu’aucun d’entre eux n’a pris les quelques heures nécessaires pour s’améliorer ? Nous n’avons aucune façon de le vérifier, mais s’ils l’ont fait, pourquoi n’ont-ils pas faits les démarches pour le devenir ? C’est quasiment gratuit. Je crois que la plupart d’entre eux ont arrêtés d’apprendre après avoir atteint le premier et le plus bas niveau de certification.

Cela semble avoir du sens.

Scrum, c’est bien. Les ScrumMasters certifiés, c’est bien. Nous avons besoin de davantage de ScrumMasters certifiés. Nous avons besoin de davantage de formateurs de ScrumMasters certifiés. Les formateurs de ScrumMasters certifiés rapportent pas mal d’argent. Relisez à nouveau

Et pendant ce temps-là, le niveau moyen de compétence des pratiquants Scrum est tiré vers le bas par la seule présence de l’arrivée d’un nombre croissant de débutants. Cela devient difficile de leur vendre davantage de formations. C’est même risqué de le faire. Il est moins risqué de donner la formation de ScrumMaster certifié. Il y a une forte demande là-dessus, après tout.

“Agile” connait le même sort …

Nous voyons la même chose avec “Agile”. Un certain nombre des personnes avec qui j’ai co-écris le Manifeste disent que “Agile est mort” ou d’autres choses du même acabit4. Aux conférences Scrum et Agile, nous voyons de moins en moins d’offres d’organismes pour des formations avancées. Nous voyons de plus en plus d’éditeurs de logiciels dont la plupart d’entre eux ne sont que des outils du genre à-la-cycle-en-cascade pour aider les gens à “gérer” leur démarche “Agile”. Nous voyons également de plus en plus d’offres ciblées vers une “montée en charge” de la démarche au niveau de l’organisation. Mais nous ne voyons pas ceci comme étant un écosystème viable d’offres sur comment faire vraiment du Développement Agile de Logiciels5.

À moins que quelque chose change, c’est une pente glissante.

Un espoir qui vient de l’entreprise ?

Oh, il y a bien quelques personnes qui offrent de l’espoir. Il y a une attention croissante pour pousser les idées “Agile” au cœur de l’entreprise. Il y a un intérêt dans le “Leadership Agile”. Apparemment un “Leader Agile” suffisamment haut placé peut diffuser et imprégner davantage de personnes des véritables valeurs, principes et pratiques qui permettent d’arriver à un réel succès. Avec le temps, cette démarche peut descendre le long des ramifications jusqu’aux feuilles de l’arbre de l’organisation dans lesquelles le travail est véritablement fait. Lorsque cela arrive, de plus en plus de travail sera transformé, et de plus en plus de personnes qui travaillent verront leurs vies s’améliorer.

Du moins c’est la théorie. Je trouve cela un peu difficile de voir pourquoi un dirigeant haut placé ferait sien les valeurs et les principes d’Agile sans avoir expérimenter la réactivité face au changement que ces valeurs et principes promettent. Je vois donc deux résultats possibles :

Tout d’abord, même lorsque Agile et Scrum sont appliqués en mode agressif Dark Scrum, ils procurent quelques avantages. Malheureusement, cela signifie que faire motus et bouche cousue sur les valeurs, combiné avec une attention particulière portée sur les itérations et sur les feedbacks, peut paraître être une réussite Avec le Dark Scrum, cela signifie que l’encadrement n’apprendra jamais vraiment ce dont il s’agit en réalité.

Ensuite, lorsque Scrum est mal appliqué, il n’apporte que peu de valeurs, même s’il en offre quelque peu; Si l’encadrement découvre que Scrum ne marche pas très bien - et mal fait, il ne marche pas très bien - il est fort probable que l’encadrement arrête de soutenir Scrum et qu’il passe à autre chose.

Certains de mes compagnons co-auteurs du Manifeste pourraient dire que le cheval est déjà sellé. Et peut être l’est-il effectivement.

Je ne suis pas rentré dans ce boulot pour aider les entreprises à continuer à faire pareil. Je m’y suis mis parce que XP et Scrum peuvent aider à améliorer la productivité des équipes, à produire de meilleurs produits, et à rendre la vie des gens au travail meilleure. Est-ce que c’est toujours possible ? Je l’espère bien. Nous allons continuer d’explorer d’autres possibilités tout au long de cette série d’articles. En attendant …

En résumé

D’une manière ou d’une autre, ce qui a commencé comme étant, pour un groupe de personnes une bonne approche pour produire des logiciels avec de très bons résultats tout en améliorant grandement la vie au travail et en servant mieux l’organisation, a dégénéré en une industrie très florissante de ventes d’outils et de formations à destination des entreprises.

Scrum et “Agile” sont une très grande réussite en terme de chiffres, mais les avantages réels ne sont pas aussi mirobolants, et en sont même très loins. C’est un bon business. C’est tout de même un peu mieux pour le métier. Et bien trop souvent, c’est toujours pas bon pour les personnes qui font le boulot.

Et le Dark Scrum continue de se développer. Mais les rapports Jira semblent bons. C’est cool, hein.


Auteur : Ron Jeffries
Source : Victim of Success: Dark Scrum
Date de parution originale : 13 Septembre 2016


Traducteur : Nicolas Mereaux
Date de traduction : 30/11/2016


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  1. Peut-être devrions-nous appeler cela l’effet Keillor, d’après le nom du grand Garrison Keillor (écrivain et humoriste américain - NdT) 

  2. dont l’acronyme en vo est CSM pour Certified ScrumMaster - NdT 

  3. dont l’acronyme en vo est CSP pour Certified Scrum Professional - NdT 

  4. À priori, j’apprends lentement 

  5. Mon collègue Chet Hendrickson aime à dire que vous ne pouvez pas faire monter en charge quelque chose que vous n’êtes même pas capable de maîtriser. Comme peuvent le décrire ces articles sur Dark Scrum, la plupart des organisations ne sont même pas capable de bien travailler en Scrum avec une seule équipe. Et néanmoins, elles veulent monter en charge ? Je pense qu’elles ne devraient pas.